Après des études de chant au conservatoire et à la Guildhall School of Music and Drama à Londres, Céline Scheen s’est naturellement tournée vers le milieu de la musique ancienne. Très vite, elle a rejoint les ensembles, les orchestres et les chefs les plus actifs dans le milieu de la musique baroque. Elle évolue sur toutes les grandes scènes internationales et enregistre très régulièrement. L’un de ses derniers disques avec «l’Arpeggiata» (Himmelsmusik) lui a offert récemment une nomination aux prestigieux "Grammy Music Awards" à Los Angeles. Depuis septembre, elle enseigne à temps partiel le chant au Conservatoire Royal de Liège. Qu’apporte la musique en ces temps secoués ? Comment traverse-t-elle le confinement ? Réponses dans «La chambre confinée», numéro 14…
-Céline Scheen, votre famille est une famille ouverte sur le monde : aujourd’hui, cette épidémie provoque un repli sur soi...qu’en pensez-vous ?
Cette période est effectivement dense psychologiquement et me demande beaucoup d’adaptation et de retour au «centre», au fond, au vrai sens des choses, des actes et de la vie…
Effectivement, ma famille au sens premier, ma cellule familiale, tant dans sa sphère directe (ma fille de 11 ans, et mon mari) que les suivantes (parents, frères, sœurs…) a toujours été très ouverte sur le monde. Plusieurs d’entre nous sont très actifs socialement, créatifs, avec une très forte énergie de vie à partager. Je suis probablement hyperactive et ma vie ces dernières années a toujours été plutôt (beaucoup) trop remplie que trop peu, entre mes concerts et nombreux voyages, mes cours de chant au conservatoire, mes cours de Zumba, les activités sociales de ma fille et le suivi de sa scolarité et toutes ces choses qui me passionnent…
Mon autre famille, celle avec laquelle je passais probablement le plus clair de mon temps, c’est cette famille de musiciens… collègues, si proches et finalement peut-être les plus intimes. Ceux grâce et avec qui se déploie la créativité, ceux qui permettent et donnent le courage de se mettre à nu, de se dévoiler dans ce que nous avons de plus vulnérable et de plus fragile et qui sert et nourrit si souvent l’art. Ils me manquent terriblement.
Avec la plupart d’entre eux, nous avons de longues conversations sur WhatsApp. Etant donné que nous sommes tous dispatchés dans des pays différents, nous nous informons les uns les autres de l’évolution de cette épidémie bouleversante aux quatre coins du monde. Quelque part, nous nous tenons proches.
Je suis épatée par ces artistes et ces êtres humains qui trouvent déjà la force de bouger, d’être créatifs…même si parfois, j’ai l’impression que c’est aussi la peur du vide… (Je la côtoie si souvent). Personnellement, je me sens plutôt dans une période de sidération. Je pense être très touchée émotionnellement par ce bouleversement de chaque seconde, par le manque d’interaction avec «l’autre», le manque terrible de musique… Ma seule possible réaction en ce moment, c’est de retourner en moi, tout au fond. Moi qui suis habituée de toujours avoir d’autres plans, d’autres idées, des alternatives, … moi qui n’ai jamais été effrayée de vivre avec peu, de devoir changer d’activité, je me retrouve sidérée, un peu groggy , anesthésiée de tout ce qui se passe….
Je me retrouve aussi avec ces vraies questions… Qui suis-je en dehors de mon métier, de cette expression continue grâce à la musique…. Or nous sommes tous tellement de choses…c’est peut-être le moment de retourner en soi, de regarder l’essence même de ce que nous sommes sans plus aucun artifice…
-Comment vivez-vous le confinement ? Comment sont rythmées vos journées ?
Ce confinement, j’ai eu beaucoup de mal à y entrer. Cette aversion pour l’autorité, qui fait partie de moi et sur laquelle je travaille depuis… toujours ! (rires)
J’ai donc commencé par trainer dans un bar avec mes élèves à Liège ce "dernier" vendredi avant l’apocalypse. Suivait ce premier week-end, lorsque les «règles» n’avaient pas encore été bien intégrées… Ce premier week-end, c’était mon anniversaire ! Pour continuer dans les exemples à ne pas suivre, nous sommes partis en Zélande avec nos plus proches amis, pour pique-niquer sur la plage. A bonne distance, rassurez-vous ! Quand les règles se sont précisées, et qu’évidemment nous en avons saisi l’importance et la plus impérative nécessité, le vide s’est fait… et le silence. Les travaux arrivaient de l’école, le rangement de la maison s’organisait… et je m’activais à tout ce que d’habitude je fuis. La cuisine, le rangement, le jardin (et franchement, je n’ai pas la main verte !), une ou l’autre balade (Je n’aime pas la marche non plus…). Il a bien fallu et, étrangement, j’y trouve un peu plus de plaisir chaque jour. J’ai enfin commencé trois livres en même temps aussi ! Des journées que j’apprivoise les unes après les autres… en évitant trop de «répétitions» dans les activités… Quelque part, la routine, les habitudes m’ont toujours beaucoup insécurisée. Je n’aime pas le rythme, les choses parallèles et régulièrement récurrentes… ce qui doit d’ailleurs embêter beaucoup de monde autour de moi.
Je continue néanmoins à donner mes cours de Zumba en live 3 à 4 fois par semaine, pour mes élèves que je suis si heureuse de sentir proches et heureux. En trois seconde, le salon est donc aménagé en petit espace de cours, pour mon plus grand bonheur et un fameux coup de pouce pour mon moral et mon mental. Certains élèves du Conservatoire participent aussi et des amis, de la famille…
-La Fenice et la Scala sont fermées, dans Venise et Milan confinées...
Les grandes salles de concerts ont effectivement fermé leurs portes les unes après les autres dans le monde… C’était tellement désespérant.
J’avais déjà perdu une tournée d’un mois en Asie (principalement en Chine) en février. La période la plus importante commençait pour moi et pour nombre de mes collègues artistes. J’avais de grosses tournées à venir, les billets d’avions avaient été achetés, les plannings envoyés… De très belles salles nous attendaient, de merveilleuses musiques… et tout s’est éteint d’un coup. Jusqu’ici, je pense avoir perdu déjà 23 concerts. Ils m’auraient permis de survivre toute une année… et bien évidement, le statut de l’artiste, ou plutôt l’absence de statut de l’artiste ou de l’intermittent en Belgique ne permet aucun revenu de remplacement.
Cela m’insécurise bien entendu pour la suite, pour l’avenir très incertain (ces jours-ci, ce sont déjà les festivals d’été qui s’annulent) mais très vite tout ça m’est passé. Les images de ces médecins, infirmières, bénévoles, ceux qui sont sur le terrain de n’importe quelle façon, m’ont absolument bouleversée. Tellement d’êtres humains sont en grande, immense détresse en ce moment. L’énergie de l’humanité toute entière doit absolument se mobiliser pour eux. Rester vivant. Restons vivants… ensemble. La musique, c’est du vent. Certes un vent qui peut être merveilleux, bouleversant, enivrant, qui peut nous marquer et nous changer à jamais…, mais elle reviendra… elle sera toujours là, en chacun de nous, sous des formes si riches et si variées…. Ce qui doit tous nous occuper en ce moment, c’est rester vivant !
-Le covid19 s’attaque au souffle... pour vous, au propre comme au figuré, c’est quoi, le souffle ?
Le souffle, c’est la vie. C’est l’énergie qui circule en nous, la connexion de l’extérieur avec l’intérieur et de l’intérieur avec l’extérieur. Le Ying et le yang. L’équilibre entre notre centre, notre humanité profonde, et «l’autre», les autres. C’est le plus profond de l’être relié à la beauté, l’immensité, la force de la nature et de l’univers.
Le souffle, c’est aussi la passion qui nous anime. Ce qui nous fait bouger, ressentir, évoluer, changer, vibrer….
J’ai toujours été assez sensible physiquement et psychologiquement à ce qui touche au souffle. A la respiration. Aux poumons et à l’appareil respiratoire.
Petite, j’étais très fragile des bronches et régulièrement hospitalisée ou soignée par kiné-respiratoire pour des bronchopneumonies ou maladies respiratoires. C’est d’ailleurs peut-être cette fragilité qui m’a amenée à faire de la musique. Le médecin de la famille m’avait conseillé de pratiquer un instrument à vent afin de fortifier et de développer mes capacités pulmonaires. J’ai commencé la flûte traversière, et surtout le solfège que j’adorais ! Mon papa dirigeait aussi la chorale du village (Plombières) où, enfant, je chantais déjà avec énormément de plaisir.
Enfant, j’ai vu l’une de mes grand-mères s’éteindre petit à petit par manque d’air… avec les bouteilles d’oxygène qui ne suffisaient plus…, et ma sœur s’arrêter de respirer.
J’ai toujours eu très peur de mourir (en général), encore plus par manque d’air…
C’est comme dans la vie, j’ai toujours tellement besoin d’air… de voyager, de varier, de diversifier…
-Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui recommandent, pour traverser cette crise, de revenir à l’instant présent.... c’est le "duende" de Garcia Lorca ?
Je lisais ce matin un article interpellant sur cette période que l’écrivain décrivait comme période de deuil collectif.
Je pense effectivement que c’est important pour chacun de nous, et pour la suite surtout, de prendre pleine conscience de ce qui nous arrive.
Le Duende (merci pour ce clin d’œil à L’Album) est probablement l’une de nos plus belles ressources pour la reconstruction, ou plutôt construction nouvelle qui est là, qui commence à cet instant- même !
Retrouver l’indicible, tout ce qu’il y a d’inexplicable dans le «beau», dans «l’émouvant», tout ce sur quoi nous ne pouvons pas mettre de mot… parce qu’il n’y en a pas… Cette magie dans chaque chose… Dans les mots, les sourires, la nature, les pensées, le sport, l’art évidemment, le mouvement, l’interprétation, ce qui fait que quelque chose est unique à notre cœur et à notre âme, sans aucune explication possible, le timbre d’une voix qui devient enivrant sans aucune objectivité, les mots mis ensemble de telle façon, un regard, une sensation, un dessin, une photo, un silence… La magie en toute chose…
Je l’aime toujours autant ce petit livre.
-Je sais que les "Sonnets" de Shakespeare vous accompagnent toujours... quel extrait pour cette période triste ?
J’aime toujours autant la poésie… les beaux mots qui allument tellement de petites lumières, et font naitre de si incroyables visions dans notre imaginaire…
J’avoue qu’en ces moments de crise profonde de toute l’humanité, je n’ose pas toujours les lire. Trop émotive peut-être, hypersensible à leur mélancolie …
Chez Shakespeare, c’est peut-être le sonnet 43 qui me viendrait à l’esprit… avec cette dernière phrase : «Tout jour m’est nuit tant que je ne te vois, toute nuit le jour le plus clair quand je te rêve».
-On nous demande, face à l’adversité, d’être des citoyens responsables : qu’est-ce que la responsabilité citoyenne ?
Espérons que nous pourrons tous, chaque jour, développer et activer ce qu’il y a de plus humain en nous. La bienveillance envers autrui, quel qu’il soit, l’empathie, le plus grand respect, une tolérance sans limite. C’est tout ce qui peut nous sauver et nous faire grandir.
La plupart des individus sur cette terre se retrouvent impactés par cette épidémie fulgurante. L’impact est physique pour beaucoup, douloureux, financier pour nombreux d’entre nous, social aussi, ce qui laisse déjà des traces inscrites en nous au fer rouge. Nous ne serons plus jamais les mêmes, alors pourquoi vouloir reprendre «tout comme avant»…
L’empathie, se mettre à la place de l’autre pour le comprendre, le rejoindre dans ses difficultés et ses besoins, pourrait nous aider à agir en offrant le meilleur de nous, et chacun ses plus belles richesses et qualités.
Cette société égocentrée nous a peut-être bien menés à toute vitesse droit dans le mur… La responsabilité citoyenne serait peut-être de tous y réfléchir et d’oser s’y sensibiliser….
-Vous voyagez beaucoup habituellement... privée de voyages, c’est....
C’est peut-être ce qui me coûte le plus moralement. Ma vie était rythmée d’être sans rythme, avec des départs et des retours, des séjours longs, et certains très courts… plusieurs fois par mois ! Toutes ces dernières années, ma valise reste ouverte sur le palier. Elle est toujours prête à m’accompagner. Parfois pleine à craquer, parfois légère comme une plume… Elle est un peu une extension de moi… ce qui me mène à l’ouverture au monde, à la découverte, au sens de ma vie et à ce qui me fait vibrer et me sentir utile..
Je ne l’ai pas rangée …
Propos suscités par Urbain Ortmans et diffusés le 2 avril 2020.