Jean-Marc Cabay est Administrateur-délégué de Herve-Société, premier producteur de fromage de Herve AOP. Son entreprise fait partie des secteurs essentiels et continue de produire et de fonctionner en période de pandémie. Ce n’est pas confiné dans sa chambre qu’il répond à ces questions, mais comme un chef d’entreprise qui doit conduire son bateau en temps de bourrasque.
-Jean-Marc Cabay, comment votre société traverse-t-elle la crise du Covid-19 ?
Le secteur des entreprises alimentaires est considéré comme secteur prioritaire par les autorités dans le cadre de la crise COVID-19. Nous avons donc poursuivi nos activités sans interruption.
Toutefois, l’arrêt d’une partie de l’économie comme l’HORECA, des marchés ou encore de certains magasins spécialisés a un impact sur notre volume d’activité. Beaucoup de magasins ont également arrêté leur stand découpe (par mesure d’hygiène ou par manque de personnel). Nous subissons donc une perte de chiffre d’affaires de l’ordre de 20 à 25 %. Nous sommes toutefois conscients d’être relativement privilégiés car beaucoup d’entreprises ont été contraintes d’arrêter temporairement toute activité ou font face à une baisse d’activité bien plus importante.
-Comment avez-vous réorganisé le fonctionnement de votre entreprise durant cette période ?
Nous avons mis en place le télétravail quand la fonction le permet. Le télétravail n’est toutefois pas possible pour les opérations liées à la production. Nous avons donc pris toute une série de mesures afin de respecter la distanciation sociale et de protéger aux mieux les membres de notre personnel comme :
- Le renforcement des mesures d’hygiène (déjà fortement présentes dans une activité comme la nôtre),
- La création d’une cellule de crise (constituée de 8 personnes) qui se réunit tous les jours à 13h pour évaluer la situation au jour le jour et décider d’éventuelles mesures complémentaires,
- L’adaptation de certains postes de travail pour respecter les distances de sécurité,
- L’adaptation de l’organisation du travail dans les différents ateliers afin de lisser le nombre de travailleurs présents en même temps dans l’entreprise,
- L’achat de masques buccaux (de type chirurgical) et l’imposition du port obligatoire pour l’ensemble du personnel présent sur site.
-Vous êtes dans un secteur où il y a déjà des règles d’hygiène strictes, qu’est-ce qui a changé de ce point de vue avec la crise actuelle ?
Nos mesures d’hygiène prévoient le lavage systématique des mains lors de l’entrée dans la fromagerie ainsi qu’en cours de journée (changement de poste, de lots de fromages, …). Notre fromagerie est équipée de sas hygiène pourvus d’éviers, de gels désinfectants, de lave-bottes, de charlottes et autres vêtements de travail et de protection spécifiques. Le port de gants était également déjà obligatoire avant la crise. Chaque atelier était également équipé d’évier et de gels désinfectants.
Début mars, nous avons renforcé ces mesures existantes en interdisant la poignée de mains ou la bise du matin ou encore en désinfectant les ouvertures de portes plus régulièrement. Nous avons également pris la décision de sceller, à l’aide de colsons, les distributeurs de gels désinfectant à leurs supports dans les différents ateliers car nous avons remarqué que des poches avaient tendance à disparaître. Par la suite, nous avons pris la décision d’acheter des masques de type chirurgicaux. Nous en fournissons trois par jour à chaque travailleur. Il s’agit davantage d’une mesure de protection que d’une mesure d’hygiène mais je pense que le port obligatoire de masque par l’ensemble du personnel est la meilleure façon de nous prémunir du risque de propagation du virus dans l’entreprise.
-Etes-vous touché par d’éventuels blocages de tout le circuit de distribution ?
La grande distribution tourne normalement et nous réalisons des chiffres légèrement supérieurs à une période normale mais qui ne compensent pas l’arrêt ou la diminution des autres circuits de distribution. Les grossistes (comme notre voisin REAL par exemple) font face à une grosse chute d’activité à cause de la fermeture de l’HORECA et des marchés publics notamment. L’exportation est également fortement impactée même si notre activité à l’exportation est relativement faible. En totalité, nous subissons une baisse de notre activité de l’ordre de 20 à 25 %.
-Vous l’avez dit, comme beaucoup d’entreprises, une partie de votre équipe est en télé-travail : c’est nouveau pour vous ? Qu’en pensez-vous ?
Dès la première annonce des autorités, nous avons mis en place le télétravail pour toutes les fonctions où c’était possible. Il s’agit de toutes les fonctions de support comme la vente, la finance (comptabilité), le marketing, l’engineering,… Le télétravail concerne environ 15 personnes. Nous sommes bien équipés au niveau informatique et notre responsable IT a fait un boulot formidable. Nous avons mis en place de nouveaux outils favorisant le télétravail comme "Teams". Je dois avouer que c’est une révélation à mon niveau. Je ne pensais pas que le télétravail pouvait donner de tels résultats. Nous continuerons probablement à recourir au télétravail après la crise mais à raison de 1 à 2 jours par semaine car la gestion et la cohésion des équipes est plus compliquée à distance.
-La mondialisation a pris un coup dans l’aile... bonne nouvelle pour les circuits courts, non ?
Il semblerait effectivement qu’il y ait une prise de conscience de nos concitoyens à ce niveau et je m’en réjouis. J’attends toutefois de voir si cette prise de conscience se concrétisera par un vrai changement dans nos comportements à moyen terme. A ce niveau, j’avoue que j’ai des doutes. Je crains qu’on ne retombe dans nos habitudes une fois la crise passée. Nous avons une fâcheuse tendance à oublier facilement. Lors des précédentes crises (comme la crise financière), on avait également annoncé que le monde allait changer mais pas grand-chose n’a changé en définitive. J’espère sincèrement que ce ne sera pas le cas cette-fois et nous sommes plus motivés que jamais à porter et défendre ce message auprès de nos clients.
-Est-ce qu’une crise comme celle-ci vous fait réfléchir sur votre style de management ?
Une crise comme celle que nous vivons actuellement nous fait prendre du recul et nous pousse à revoir nos priorités. On se rend compte que l’humain est la priorité dans la gestion de nos entreprises et que nous devons mettre la gestion des ressources humaines au centre de nos préoccupations.
-Pour vous, une épidémie, c’est...
Une remise en question du monde dans lequel nous vivons.
-Je l’ai déjà dit, vous appliquez des règles strictes d’hygiène : que pensez-vous des images que nous avons vues du marché de Wuhan ?
C’est affolant et inimaginable chez nous. J’entends souvent l’AFSCA être décrié mais ce type d’images démontrent l’intérêt d’un organisme qui veille à la qualité des aliments que nous pouvons acheter et la façon dont ces aliments sont produits et distribués.
-Une proximité non gérée de l’homme et de l’animal, cela peut engendrer des catastrophes : vous vous attendez à d’autres épidémies ?
Je ne suis pas un scientifique expert en la matière mais je lis effectivement beaucoup de mises en garde à ce sujet.
-Quelles valeurs fait émerger cette crise ?
La bienveillance et l’humilité.
-Et si vous étiez confiné, que feriez-vous ?
Je pense que je serais en difficulté. Je n’aime pas bricoler ou encore jardiner (rires).
-Un secteur que vous connaissez bien, c’est celui du tourisme. Il est totalement immobilisé comme ceci : peut-il rebondir avec des "vacances en Belgique" ?
J’ai l’impression que nous n’aurons pas le choix ! Nous habitons dans une région magnifique. Nous avons oublié de nous émerveiller devant nos richesses locales. C’est l’occasion de les (re)découvrir avec la bonne conscience d’agir concrètement pour la planète. De plus, c’est peut-être une occasion d’aider notre économie à repartir.
-Que lisez-vous actuellement ?
Je ne suis pas un grand amateur de lecture…
-Il faudra de la résilience : pour vous, c’est quoi, la résilience ?
Je pense que l’être humain est résiliant et la résilience est probablement la clé qui nous permettra de sortir de cette crise. Le virus ne va pas disparaître du jour au lendemain. Nous allons apprendre à vivre avec ce risque de maladie. Après les premières vagues d’attentats de Paris et de Bruxelles, nous avons appris à vivre avec le terrorisme. Je ne suis certainement pas en train de dire que nous acceptons le terrorisme et que nous abandonnons le combat. Absolument pas mais nous avons accepté le fait que nous ne pourrons pas éliminer à 100 % le risque d’attentat et nous nous sommes adaptés en conséquence. Je pense que nous ferons la même chose avec le risque de pandémie.
Propos suscités par Urbain Ortmans et diffusés le 28 avril 2020.